Suite de ma réaction à l'humeur Longue vie à la langue française sur internet! de Noé Cuneo.
Il est donc possible que la lecture préalable de l'humeur et des réactions en question aident à comprendre d'où ça sort …


VRic, 24/11/02


L'important est d'exercer son esprit critique. Il est aussi bête de suivre un traducteur incompétent que de répéter un terme étranger par ignorance de son équivalent quand il existe (cas très fréquent, comme le latin et anglais «vertex» omniprésent en 3D depuis quelques années à la place du «sommet» géométrique, alors que «vertex» signifie autre chose en Français et que tout le monde a appris «sommet» à l'école primaire).

Les deux situations ont en commun l'ignorance (celle du traducteur ou celle du locuteur). L'ignorance n'a rien de répréhensible, mais rien d'inéluctable non plus, et surtout elle n'est ni une excuse ni une raison. Il est du devoir de chacun de la combattre, malgré les réactions parfois violentes de ceux qui prendront ça comme une agression et revendiquent leur médiocrité de plus en plus ouvertement en ces temps d'anti-intellectualisme (nous nous sommes probablement tous déjà fait insulter pour avoir rendu service en corrigeant l'erreur de quelqu'un). On doit combattre les mauvaises traductions au même titre que les emplois injustifiés de termes étrangers, car les deux appauvrissent la langue et donc la pensée. Ce qui va à l'encontre du processus de civilisation, que les gens acceptent ou pas d'en entendre parler.

Cela ne signifie évidemment pas que tous les termes techniques ou informatiques soient mal traduits, ni qu'on devienne instantanément un barbare en incrémentant de -1 son vocabulaire, juste qu'il faut garder à l'esprit que la traduction et son emploi sont très rarement le fait de personnes compétentes. Ce qui est normal puisqu'il faudrait dans l'idéal maîtriser parfaitement à la fois le domaine technique concerné, les deux langues en question et la pratique de la traduction, qui est déjà une discipline ardue quand on n'a affaire qu'à des termes existants. Quand un terme est traduit par les membres de la communauté technique dont il est issu, il conserve facilement son sens, ses connotations, une étymologie parfois tortueuse, voire son humour — fréquent en informatique. En revanche, quand il est traduit en-dehors du groupe qui le comprend réellement, le résultat a logiquement des chances d'être mauvais et appauvri, en plus d'être éventuellement ridicule ce qui est beaucoup moins grave.

Ainsi, quand on officialise "bogue" pour "bug", on cause un désastre qu'il n'y a aucune raison d'accepter comme une fatalité :

Ceux qui voudraient en savoir plus sur les origines plus riches qu'on ne le croit du bug devraient faire un tour sur l'excellent et inénarrable The New Hacker's Dictionary.

D'ailleurs ce même dictionnaire permet de constater un autre exemple d'appauvrissement : Spam devenant pollupostage ou pourriel, termes très sympatiques au demeurant. En effet, en plus de son origine qui en fait tout le sel, spam a 6 (!!) sens différents selon le dico de jargon en question et est donc nettement plus riche que les termes réducteurs choisis (que je trouve toutefois séduisants pour les acceptions concernées, là n'est pas la question).

De plus, quoi que cela n'y soit pas précisé, je crois me souvenir que "Spam" est le nom d'une marque probablement imaginaire de charcuterie qui impose outrancièrement sa publicité tout au long d'un épisode du "Monty Python's Flying Circus". Donc ce n'est pas un nom commun, même si son usage lui en a donné le statut depuis. Il n'y a donc aucune raison objective de le traduire puisque ce n'est pas un mot anglais, tout au plus une référence culturelle d'origine anglaise. Par conséquent quand on cherche un mot français pour remplacer "spam", ce n'est pas une traduction, mais le refus d'une référence culturelle pour son origine anglaise. Ce qui est assez bête puisque la démarche est de toute façon en référence au préalable anglo-saxon. Bien sûr ce n'est pas exprès, juste par ignorance. Et ce faisant on condamne la postérité à cette ignorance — s'il existe toujours dans 15 ans, "pourriel" ne se définira plus comme "la traduction de spam" et les francophones auront gagné un mot mais perdu une occasion d'y prendre plaisir.

Prendre l'initiative de traduire des termes étrangers pour défendre une langue menacée est louable, mais le faire par réaction sans consentir l'effort de curiosité qui permettrait l'appropriation de leur sens est une démarche stupide, un peu excusée dans le cas du Québec par une paranoïa compréhensible, parfois un certain talent, mais surtout le fait que les Québécois, eux, maîtrisent l'Anglais (ce qui ne les protège pas des contresens comme hacker/pirate qui ont aussi cours dans les médias US). On ne peut tout savoir, mais quand on prétend défendre sa culture il serait normal de prendre garde d'abord à ne pas lui causer de tort.

Par ailleurs il serait temps de se rendre compte que la menace en question est en grande partie imaginaire. Le Québec a des raisons de se sentir encerclé, mais le salon de la francophonie qui vient de s'achever à Beyrouth n'avait rien du dernier sursaut d'une bête moribonde. Il me semble tout à fait inutile de "défendre la langue", il suffit d'éduquer nos concitoyens quand l'occasion se présente : avec un minimum d'esprit critique et de vocabulaire, la langue se défend toute seule et son évolution redevient naturelle, y compris si c'est pour choisir en connaissance de cause des termes étrangers.

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